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Passeport Marocain Pour Le Paradis

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Blog
byAsher Knafo
onFebruary 29, 2024

Pendant un an entre septembre 2012 et septembre 2013, la Fondation du Haut Atlas[1] (High Atlas Foundation – HAF) et ses partenaires ont réalisé un programme de préservation et d’entretien des cimetières musulman, juif et chrétien d’Essaouira, ville portuaire sur la côte atlantique du Maroc. Ces sites représentent les souvenirs d’un héritage riche et multiculturel où des personnes de différentes confessions et origines ont partagé une ville, une vie, un travail, une culture, une langue. Le Maroc incarne l’intégration naturelle de l’unité et de la diversité, la compréhension du passé et son partage avec le monde pour un avenir de tolérance de la diversité culturelle et religieuse. Ce projet était possible grâce au soutien du Fonds des Ambassadeurs américains pour la préservation culturelle.

Afin de perpétuer la mémoire et de faire renaître l’esprit de cette richesse culturelle, la Fondation a établi un partenariat avec les associations locales, les collectivités, les écoliers et les enseignants ainsi que les autorités d’Essaouira durant la durée de la réalisation du projet. Nous étions très fière aussi de pouvoir travailler avec M. Asher Knafo, fils de Mogador, écrivain, poète et historien afin de mieux comprendre et de sauveguarder l’information et des connaissances cachés dans les épitaphes du « nouveau » cimetière juif de Mogador, ancienne Essaouira.

Propos sur le cimetière juif d’Essaouira dit “Le nouveau”

Cet article est écrit à la suite de mon séjour à Essaouira du 28 avril 2013 au 17 mai 2013 à l’invitation de la Fondation du Haut Atlas. Cette fondation, soutenue par le Fonds des Ambassadeurs Américains pour le préservation culturelle, avait entrepris un projet de restauration des cimetières musulmans, chrétiens et juifs d’Essaouira en intégrant les jeunes locaux dans leurs efforts. Durant ce séjour j’ai pu poursuivre des travaux d’investigation que j’avais commencés de ma propre initiative trois ans auparavant. Pendant ce deuxième séjour, j’ai été témoin des travaux de restauration effectués dans les cimetières. Ces travaux consistaient en défrichement, nettoyage des tombes et des espaces entre les tombes et plantation d’arbres et de haies tout autour du cimetière.

Mon précédent séjour m’avait appris que la moitié du nouveau cimetière était non seulement envahie par les herbes mais surtout par les sables qui ont pratiquement enterré des centaines, voire des milliers de tombes.

Il faut savoir que la population juive à Essaouira a été de tous temps égale sinon supérieure à celle des musulmans[2], ceci explique qu’il ait fallu deux immenses cimetières pour contenir toutes les tombes. La mission qui m’avait été assignée par la HAF était d’ordre tout à fait technique. J’ai exprimé mon désir de me dédier plutôt à retrouver les traces des poètes sur les tombes, leurs écrits, les grandes figures qui se reposent pour l’éternité dans ce cimetière. La direction de la HAF a accepté. C’est ainsi que j’ai pu entreprendre des travaux que j’ai consignés sur papier et remis à la HAF : une liste des noms de famille, une liste des ouvrages cités sur les tombes, une autre des rabbins renommés figurant sur les tombes, des traductions de poèmes de maris pleurant leurs épouses et d’autres de pères pleurant leurs fils; tout cela figure dans le compte rendu de mon séjour que j’ai écrit quelques jours après mon départ d’Essaouira.

Ce séjour a renfoncé en moi la conviction que ce cimetière est certainement un des plus intéressants sinon le plus intéressant des cimetières juifs du Maroc, cela pour maintes raisons : historiques, sociologiques, étymologiques, généalogiques et autres. Le point le plus intéressant est certainement le niveau extrêmement élevé de la poésie qu’ont peut trouver sur les tombes. Cette poésie est le fait de la pensée d’éminents poètes, souvent rabbins qui ont composé des poèmes en souvenir des défunts de la communauté. A part l’intérêt que nous éprouvons pour cette lecture lyrique nous pouvons constater le talent, les astuces et les inventions déployés pour rehausser la qualité des textes.

Une analyse approfondie de la prosodie de ces poèmes est nécessaire, mais déjà nous pouvons dire que les poètes ont puisé largement dans toutes les formes lyriques des grands poètes juifs du Maroc, dont Rabbi David Hassine de Méknès, Rabbi Moché Raphaël Elbaz de Sefrou, Rabbi Yaacov Abehssera d’Erfoud et bien d’autres. D’ailleurs un des poètes principaux du cimetière d’Essaouira, Rabbi David Elkaïm, est reconnu aujourd’hui comme l’un des plus grands poètes du monde juif.

On ne peut pas dire que les poèmes ou les épitaphes qui se trouvent sur les tombes aient une forme spéciale qui les désigne automatiquement comme telles, car souvent, les poètes écrivaient d’abord un poème avec des réflexions sur la condition humaine et des considérations religieuses ou autres et c’est seulement après que venaient les éléments élégiaques, eux aussi suivis par le nom, les titres, la généalogie et la date du décès du défunt. Les poèmes sont composés comme tous autres poèmes avec le même genre de rimes (les rimes riches ou les rimes uniques, c’est-à-dire les poèmes dont les vers se terminent par la même rime) les acrostiches normaux ou doubles, les jeux de mots savants ou calembours, l’insertion de versets ou de parties de versets dans les poèmes, les versets légèrement changés pour servir les intentions du poète, les allusions se rapportant au nom des défunts ou à leurs ascendants, les superlatifs, et surtout les innovations dans la langue c’est-à-dire la création de mots nouveaux dérivant de mots ou de noms existants. Pour expliquer cela il aurait fallu que cet article soit écrit en hébreu. J’essaierai quand même en donnant un exemple unique : dans le Cantique des Cantiques il est écrit[3] : “Voici le lit (nuptial) du Roi Salomon”, sur certaines tombes à Essaouira on trouvera le même verset, au lieu du mot mitato (qui veut dire : le lit de…) nous trouverons le mot mithato (qui veut dire : la mort de…) et ainsi on obtient :”Voici le lit (mortel) de Salomon”. A l’oreille, les deux phrases sont identiques. Voici donc comment le poète en remplaçant une lettre par une autre ayant la même consonance, réussit à changer complètement le sens de la phrase. Il va sans dire que dans le cas de ce verset, le défunt se nommait Salomon.

Cette faculté d’innover des mots ou des sens de mots sont les faits d’une langue vivante et non d’une langue morte comme nous verrons par la suite.

Dans mon article – Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes[4], je souligne que toutes[5] les tombes des cimetières juifs d’Essaouira, sont écrites en Hébreu.

Il faut dire que les tombes de ces cimetières y ont été creusées depuis la création d’Essaouira en 1764 par le Sultan Sidi Mohamed jusqu’au départ des Juifs pour différentes direction et surtout pour Israël dans les années 60 du 20ème siècle. Or pendant cette période l’Hébreu était considéré comme une langue morte, tout comme le Grec ancien et le Latin. L’expression “c’est de l’hébreu pour moi” démontre à quel point l’Hébreu était une langue que personne ne parlait ni ne comprenait. Les Juifs eux-mêmes, pour la plupart, ne comprenaient pas un mot d’hébreu. Chose curieuse, ils le lisaient parfaitement dans les livres de prières ou dans la Thora, mais c’était une lecture automatique dictée par le devoir et les lois religieuses. Les enfants à la “sla”[6]apprenaient à lire mais n’apprenaient pas la langue. Même pendant l’enseignement de la Thora, le maître traduisait en arabe juste pour que l’enfant comprenne ce qu’il venait de lire, mais il n’en résultait pas un enseignement systématique de l’hébreu avec ses règles, sa grammaire et son usage. Devenu adulte, l’élève savait parfaitement lire mais il ne comprenait pas, ou comprenait très peu ce qu’il lisait. Ceci concerne les hommes, quant aux femmes, elles ne savaient même pas lire, car elles n’étaient pas tenues de prier ou d’étudier la Thora et par conséquent, elles n’allaient pas à la “sla” chez le rabbin.

Qui savait l’Hébreu? Les rabbins et les érudits. Les auteurs d’ouvrages sur la Thora, comme rabbi Yossef Knafo, rabbi Avraham Coriat, rabbi Ytshak Coriat (tous rabbins-auteurs d’Essaouira, mais il en allait de même pour les rabbins du reste du Maroc) écrivaient leurs livres en Hébreu et des fois en Judéo arabe écrit en lettres hébraïques. L’usage de la langue hébraïque par les rabbins et érudits, était courant dans toutes les communautés juives du monde et elle leur permettait de correspondre. Les “responsa” sont les réponses aux questions de jurisprudence que les rabbins de toute la Diaspora se posaient d’un pays à l’autre, et les rabbins du Maroc étaient des plus sollicités.

Nous avons donc des tombes écrites en Hébreu alors que seulement une petite minorité de personnes parle la langue hébraïque dénommée aussi Lachone Hakodech, la langue sacrée ou plutôt la langue du Sacré.

Mais nous avons aussi la grande masse qui lisait l’Hébreu sans le comprendre (les hommes) et d’autres qui ne savaient ni le lire ni le comprendre (les femmes). Ajoutons à cela, que tous les membres de la société juive avaient un véritable culte des morts et qu’ils venaient très souvent visiter leurs morts et allumer une bougie sur leurs tombes. Les familles prenaient grand soin des tombes, les lavaient, les astiquaient, les chaulaient. Il est vraisemblable que chacun des membres de la famille du défunt s’était fait expliquer le sens des mots figurant sur la tombe, mais bien sûr cela ne remplaçait nullement le besoin de lire et de comprendre ce qui était dit de leurs chers.

Les familles perdaient un parent s’adressaient aux meilleurs poètes pour que ceux-ci couvrent de louange leur cher disparu.

Pourquoi en était-il ainsi ? Pourquoi ne commandaient-ils pas leurs épitaphes en Judéo arabe, langue qu’ils comprenaient et savaient lire ? Pourquoi, à la venue du Protectorat français, ne commandèrent-ils pas une épitaphe en langue française que beaucoup comprenaient, femmes incluses ?

A mon avis, la raison principale de ce choix délibéré de l’Hébreu, venait du fait que les épitaphes ne leur étaient pas destinées. Elles étaient destinées à Dieu lui même ou à son tribunal céleste qui juge chaque âme qui arrive au ciel après avoir quitté son corps terrestre et selon la croyance juive continue à être jugée longtemps après la mort et peut pendant son “existence mortelle” graver des échelons pour s’approcher de plus en plus de Dieu.

Les textes gravés sur les tombes étaient adressés à Dieu et cela dictait leur contenu. Une des qualités les plus courantes qui se trouve sur les tombes est : Nassa vénatane béémouna, littéralement : “a mené des pourparlers dans la confiance” mais le sens de ces trois mots est : il a été un commerçant honnête. Or, connaissant la vie de certains défunts auxquels était attribuée cette qualité, ils étaient loin d’être commerçants, alors pourquoi les affubler d’une qualité qui ne les concernait pas ? L’explication qui s’impose tout de suite est que c’est une qualité dite au figuré et qui veut dire que le défunt était foncièrement honnête dans tous ses rapports avec son prochain.

Mais alors, pourquoi les poètes insistaient-ils à se servir de cette expression et pas d’une autre, plus appropriée à la personne défunte ? La réponse se trouve dans le Talmud[7] où il est dit : “Ainsi dit Rabba[8]: Lorsque l’on fait venir l’homme[9] pour le juger, on lui demande : Nassata vénatata béémouna ? (As-tu été un commerçant honnête)? As-tu fixé des heures pour l’étude de la Thora ? As-tu procréé ? ) On peut voir, donc, que la première question qu’on pose à l’homme sur le parcours de sa vie se rapporte à son honnêteté. L’étude de la Thora ne vient qu’en deuxième plan.

Et voilà pourquoi on écrivait sur la tombe : Nassa vénatane béémouna, expression qui est en fait une réponse à la première question qui lui sera posée. Pour répondre à la deuxième question, on trouvera très souvent écrit que le défunt étudiait tous les jours la Thora. La troisième question est “s’il avait procréé”. Cette question pourrait paraître superflue, mais les rabbins nous expliquent que dans ce texte, “procréer” signifie : élever ses enfants dans les chemins de la Thora. C’est pourquoi nous lirons très souvent que le défunt a laissé des enfants qui, comme lui, s’adonnent à l’étude de la Thora.

Dans cet esprit nous trouvons souvent l’expression : Mashkim oumaariv lébet haknesset (Premier, le matin à la synagogue, il est le dernier le soir, à la quitter) destinée à prouver que le défunt était d’une grande piété.

Une question s’impose : Et si là-bas, devant le tribunal, on lui disait :

“Il est écrit sur ta tombe : Nassa vénatane béémouna, et que tu as consacré tous les jours du temps à l’étude de la Thora, mais nous savons que ça n’a pas toujours été ainsi !”

“Il en a toujours été ainsi, j’ai des témoins !”

“Et qui sont tes témoins ?”

“Ceux qui ont écrit ces mots et tous ceux qui viennent se recueillir sur ma tombe !”

“Et pourquoi crois-tu que nous devons accepter tes témoins ?”

“Mais tout simplement parce que c’est écrit dans la Thora !”

“Peux-tu nous expliquer ?”

“Il est écrit dans la Thora[10] : “… c’est par la déposition de deux témoins, ou de trois, qu’un fait sera établi.”

Mais l’âme garde son principal atout pour la fin :

“Dans les Préceptes des Anciens, une question cruciale est posée[11] ; Quel est l’homme qui plait à Dieu ? La réponse est : celui qui plait aux humains. Or, regardez ce qui est écrit sur ma tombe : Rouah Habriot noha hemeno – Il (elle) a plu aux humains.

Ainsi, tout se qui est écrit sur les tombes juives n’est qu’un plaidoyer devant le tribunal céleste, et il doit se dérouler en “Lachone Hakodech” – la langue du Sacré

Autrement dit : les tombes au cimetière juif d’Essaouira sont un passeport pour le “Gan Eden” (paradis) et voilà pourquoi le rabbin, dans son oraison funèbre le jour de la mort, décrète :

“BéGan Eden téhé menouhato[12]” (son âme reposera en paix au paradis).

[1] https://highatlasfoundation.org/projects/cultural-projects

[2]Le poète mogadorien I. D. Knafo écrivait en 1990 : “Il y a cent ans, Mogador comptait 25000 habitants dont 13000 Juifs. Il y a 35 ans 7000 Juifs. Il y a 25 ans 5000.” ( le Mémorial de Mogador, dans la préface) Jérusalem 1992.

[3] Chapitre 3 versets 7-8

[4] La bienvenue et l’adieu, 3ème tome, p. 157 ed. La croisée des chemins, Casablanca 2010 et aussi en Hébreu dans Brit 29 – La revue des Juifs du Maroc p.54

[5] Exception faite de deux ou trois tombes

[6] L’équivalent du “Heder” – école pour petits enfants tenue par un rabbin

[7] Chabbat 31

[8] Rabbin du Talmud

[9] Après sa mort

[10] Deutéronome 19 – 16 (Traduction Zadoc Kahn)

[11] Préceptes des anciens, chap. 3

[12] Se trouve dans El malé rahamim – la prière des morts